« Colonel Meade, Comment vous vous sentez depuis... » J'étais à peine arrivé dans son bureau que cette bonne femme m'énervait déjà. Je venais de m'asseoir, et elle me sortait cette question, enfin ce début de question, je n'avais pas pu m'empêcher de la couper avant qu'elle ne prononce les mots suivants. Ça rendait sans doute les choses beaucoup plus réel quand ça sortait de la bouche d'une inconnue. « Depuis que je ne sais quelle organisation à tuer ma femme et ma fille ? Vous croyez que je me sens comment ? Vous voulez que je saute au plafond peut-être ? » J'étais assez agressif, je le savais, mais qu'est-ce qu'elle pouvait bien attendre comme réponse. J'avais perdu Elya et Amy depuis à peine six mois, c'était comme si c'était hier. Elle resta cependant très calme, comme si elle se fichait bien que je réagisse mal. J'aurais pu lui sauter dessus qu'elle n'aurait pas plus réagi. « Parlez moi d'elles. » Je commençais à bouger ma jambe rapidement, ce qui arrivait souvent quand j'étais obligé d'écouter quelqu'un et que mes nerfs étaient fragiles. « Qu'est-ce que ça apportera de plus que je vous parle d'elles ? » Je n'en voyais pas l'intérêt. J'avais déjà assez leur image dans ma tête chaque jour, chaque nuit encore plus pour ne pas en rajouter une couche. « Il peut être bon de parler d'elles » C'était bien des paroles de psy tiens ! Je laissais échapper un rire ironique. Malgré moi, d'ailleurs. « Très bien, parlons d'elles. Ma femme, Elya, était la femme la plus exubérante, la plus emmerdeuse que j'ai jamais rencontrée, mais elle était aussi la femme la plus extraordinaire qui m’a été donné d'aimer. C'était le genre à vous surprendre à n'importe quel moment, le genre à vous botter les fesses. Et, Amy, Amy... Elle était la plus incroyable petite fille, nous avons eu du mal à l'avoir mais nous la désirions tant, elle était toujours souriante, elle rigolait pour un rien. Et vous savez, elle avait cette capacité à me faire rire même quand je la grondais parce qu'elle avait fait une énorme bêtise. » Rien que d'y penser, un sourire se dessinait sur mes lèvres. Mais, de suite après, mon esprit se remémorait leur mort, je me souvenais m'être retourné pour appeler Amy qu'elle vienne m'embrasser une nouvelle fois avant que je ne reparte 'pour la guerre' comme elle le disait de sa voix enfantine, et je me souvenais ce bruit sourd de balle, je me souvenais de ma fille s'écroulant sur le sol. Je me remémorais la façon dont Elya avait crié, puis s'était écroulée à son tour. Ma tête me rappelait toujours la façon dont j'avais cherché le coupable, en vain. Je sentis mes yeux s'embuer. J'avais appris à ne pas pleurer, mon père m'avait toujours dit « Mon fils, si tu veux devenir général comme ton père, tu ne dois verser aucune larme. Les larmes, c'est pour les faibles. ». Je peux vous dire qu'à cet instant, je me moquais bien d'être faible. La psychologue, ou peu importe son statut, m'avait laissé quelques secondes dans mes pensées avant de reprendre la parole. « Vous les aimiez beaucoup. » Je lui jetais un regard plutôt noir. Ce n'était pas une question, c'était une constatation mais je me demandais quand même si elle n'était pas en train de se foutre de moi ouvertement. Était-elle réellement en train de me dire que j'aimais 'beaucoup' ma femme et ma fille. 'Beaucoup' était un euphémisme dont elle n'avait même pas idée. « Non, je ne les aimais pas beaucoup. Je les aimais plus que tout au monde. Elya m'a permis de me sentir vivant. Je crois qu'elle m'a plu dès le premier regard, elle avait ce brin de folie dans les yeux, cet éclat d'indépendance. » Je vis la femme noter quelque chose sur son calepin, mais je ne lui posa pas la question pour découvrir ce que c'était. « Quel âge avait Amy ? » Ma fille n'était qu'une enfant, elle était à un âge où on n'est pas sensé mourir. À un âge où on est sensé lui dire « tu as toute la vie devant toi. » et non pas à un âge où on l'enterrait dans un minuscule cercueil avec sa mère. « Elle avait cinq ans. » Je fermais les yeux quelques secondes. Je donnerais tout pour qu'elle revienne. Je donnerais ma vie pour qu'elle revienne. J'étais d'ailleurs persuadé que celui ou celle qui avait tué les deux femmes de ma vie me visait moi. Je faisais partie de l'US Army, et, récemment, mon unité et moi avions eu vent qu'une organisation plus ou moins gouvernementale était devenue incontrôlable. Je ne savais pas qui ils étaient. Au début, je n'étais même pas sûr qu'une telle organisation existait bel et bien. Mais, aujourd'hui, mon avis était bien différent. « Ce n’est pas la première fois que vous perdez un membre de votre famille. » Elle était bien renseignée sur mon dossier. Je la regardais de nouveau dans les yeux. J’attendais la suite. Mais, elle ne venait pas. « J’ai perdu ma petite sœur, mais ça n’a rien à voir, elle n’a pas été tuée. » Je ne comprenais pas ce que Jenny venait faire dans cette histoire. Je prenais ça comme un simple moyen de me faire revivre mes peines. « Je sais. Quel âge aviez-vous quand elle est morte ? » Je me souvenais exactement du jour où ma petite sœur était morte, tout simplement parce que j’étais installé contre elle lorsque son cœur s’est arrêté de battre. Nous étions à l’hôpital, elle ne pouvait plus vivre sans assistance, je m’étais allongé près d’elle et elle était partie. Ma petite sœur… « Je venais de me marier avec Elya, j’avais vingt ans. Jenny en avait dix-huit. Et, non, je ne vous parlerais pas d’elle. » Ça avait été trop dur de parler de ma femme et de ma fille, de raconter à quel point elles étaient extraordinaires. Parler de ma petite sœur, je ne le pouvais pas. C’était bien trop difficile. La psychologue l’avait sans doute compris car elle préféra changer de sujet alors que le visage de Jenny hantait mon esprit à présent. Son visage souriant, ses projets d’avenir, son cœur malade, sa greffe ratée, ses derniers mots avant de mourir. J’essayai de me concentrer à nouveau sur l’entretien.

« Pourquoi avoir rejoint les forces armées américaines, Neven ? » Voilà, elle devait avoir fait le tour de la question par rapport à ma famille, alors elle en venait à mon métier. « C’est Colonel Meade, Docteur Pierce. » J'avais dit cela froidement. Je ne l'appelais pas Amelia, à ce que je sache. Je l'avoue, je n'avais jamais aimé les psy. « Très bien. La question est la même, Colonel Meade. » Malgré mes attaques et ma froideur, elle restait impassible, elle avait même esquissé un sourire alors qu'elle écrivait quelque chose d'autre sur son calepin. Pour moi, la réponse à sa question était évidente. « Parce que c'était ce que j'avais à faire... » J'ai grandi dans l'optique d'entrer dans l'US Army, je n'avais jamais été détourné de ce but. Mon père m'avait toujours appris que c'était le bon choix, que c'était ce que j'avais à faire. Et il avait raison. Il avait beau être froid parfois, Jackson Meade était l'homme que j'admirais le plus au monde. « Vous voulez dire c'est ce qu'on vous a imposé » Je levais les yeux au ciel. Si on ne m'avait pas imposé cet entretien, je m'en serais volontiers passé. Plus l'heure défilait, plus j'avais envie de la laisser en plan, elle et son calepin. « Non, je veux dire c'était ce que je devais faire, y a rien de bien compliqué dans cette phrase. » Je savais que c'était son rôle de poser des questions tout aussi stupide les unes que les autres, son rôle de m'analyser à travers mes réponses, mais j'avais l'impression que tout ça n'était qu'une grande farce, une blague de mauvais goût. Et j'avais envie qu'elle prenne fin. Et vite. Mais, apparemment, elle n'avait pas terminé. « Votre père était général, non ? » Je me redressais légèrement sur ma chaise. « Est général... Oui, et alors ? Vous pensez qu'il m'a obligé à m'engager ? » Pierce arqua légèrement un sourcil. « Et ce n'est pas le cas, d'après vous ? » Était-ce le cas ? En étant tout à fait honnête, je ne savais pas. Bien sûr, c'était à cause de lui que je m'étais engagé, il m'avait élevé dans cet optique. Mais, de là à dire qu'il m'y avait obligé, c'était un bien grand mot. Je le revoyais encore me dire « Servir son pays, c'est plus qu'un devoir, c'est un honneur. Je serais vraiment fier de toi si tu ressens tout cet honneur un jour ». Il avait raison, je l'avais ressenti ce sentiment. Je l'avais ressenti à chaque instant dès que je m'étais engagé. Pourtant, quand j'ai connu Elya, au lycée, elle m'a fait hésiter sur mon choix d'intégrer l'US Army. Elle acceptait ce choix mais je savais que nous nous aimions à un point que les séparations seraient sans cesse des déchirements pour l'un comme pour l'autre. Mais elle comprenait mon envie de servir mon pays, et elle comprenait encore plus mon envie de rendre mon père fier de moi. « Non, ce n’est pas le cas, il ne m’a jamais obligé. J’ai fait le choix de suivre sa trace, c’est tout. » Pierce hocha la tête une ou deux fois avant de poursuivre.

« Vous avez demandé à être affecté au service du FBI. » Je ne comprenais pas où elle voulait en venir. Pourquoi contournait-elle toujours les questions et n’allait-elle pas droit au but ? Et je l’avouais, je n’avais pas envie de lui rendre la tâche facile. « Quelle est la question ? » J’avais la tête dure, et si elle croyait que je serais un cas facile, elle se trompait. Et de loin. « Pourquoi ? » Après la mort d’Elya et Amy, j’avais beaucoup réfléchi. Mon seul but était de me venger à présent. Je voulais savoir exactement qui les avait tuées. Je n’avais pas encore de nom mais je ne désespérais pas de les trouver. Il m’avait semblé évident qu’en restant à l’US Army, je ne pourrais pas enquêter comme il le faudrait. « Je ne sais pas quelle organisation a commandité la mort des deux personnes qui m'étaient le plus cher au monde, mais une chose est sûre, si je restais dans l'US Army, je ne pourrais pas faire mon enquête. Difficilement en tout cas. » J’étais honnête avec Pierce, elle pouvait au moins reconnaître ça. Je ne savais pas si mon honnêteté jouait en ma faveur mais peu importe, je lui donnais des réponses. « Vous êtes sûr que la vengeance est une bonne chose ? » Quelle question ! Je ne pouvais pas en être plus sûr. Ils m’avaient pris ma famille, en somme ils m’avaient pris ma vie. A mon tour, je prendrais la leur. Peu importe le temps que ça prendrait. A cause d’eux, je n’avais plus rien. « C'est tout ce qu'il me reste alors oui. Je trouverais ceux qui ont fait ça et je les tuerais un par un. » Je crus apercevoir une lueur de peur passer dans les yeux de la jeune femme malgré sa tentative de rester impassible face à mon ton dur. « Vous savez que je suis là pour donner mon aval pour vous affecter au FBI ? » Son ton donnait l’impression qu’elle ne me comprenait. Comme si elle m’accusait d’être honnête avec elle. C’était un comble tout de même, n’est-ce pas ? « Honnêtement, j'en ai rien à faire. Même si vous refusez, je ferais toujours partie de l'US Army et que j'enquête en étant colonel ou en étant agent au FBI, peu m'importe. Je serais toujours le Colonel Neven Meade. Alors, vous pouvez bien dire ce que vous voulez. » Quoi qu’il arrive, je ferais mon enquête. Me réaffecter au FBI n’était qu’une solution plus simple pour moi. Comme je l’ai dit, peu importe le temps que ça prendra, j’arriverais à venger ma famille. Pierce jeta un œil à l’horloge placée sur le mur derrière moi. « Le temps est écoulé, Docteur Pierce ! Il vous reste peut-être des questions à me poser ? » Mon ton sarcastique la fit légèrement sourire. Elle accrocha son stylo à son calepin et me regarda fixement. « Vous voulez savoir ce que j’ai écrit sur vous ? » Je ne pus m’empêcher d’échapper un rire. « Honnêtement ? Je m’en contrefous, vous pouvez bien écrire ce que vous voulez. Je ne suis là que parce qu’on me l’a imposé » Je commençais à me lever lorsqu’elle reprit la parole. « J’ai écrit que vous étiez envahi par la vengeance, que vous étiez rempli de colère, de haine. J’ai écrit que vous étiez froid, sans doute impulsif et imprudent. Vous êtes déterminé. Et, je ne pense pas que vous réaffecter au FBI soit une bonne idée. Pourtant, vous le serez. » Debout, face à elle, je ne disais rien. « Vous savez pourquoi ? Parce que vos supérieurs, malgré qu’ils soient d’accord avec moi, soulignent votre travail remarquable, vous savez protéger les vôtres, vous faites preuve de courage, de loyauté… même si vous enfreignez parfois les ordres. Bienvenue au FBI, colonel Meade ! » J’obtenais toujours ce que je voulais. Maintenant, il ne me restait plus qu’à obtenir ma vengeance ! « A bientôt ! » Alors que je me dirigeais vers la porte pour sortir de ce bureau, Pierce me dit simplement ces deux mots. J’eus un sourire « ça, vous pouvez toujours courir ! »